Le marché ne peut pas toujours se fournir d’originaux.
Le 19 mars 2009 la police française saisissait un ensemble de peintures présentées sous le nom d’ « Alexandra Exter » dans les salles municipales du Château de Tours. La justice française agissait suite à une plainte déposée au Parquet de Tours par l’Association Alexandra Exter (Voir le communiqué du procureur de la République de Tours ). Cette action mettait en question l’authenticité de la majorité des œuvres de cette exposition, ouverte avec brio le 29 janvier 2009.
Cela fait plusieurs années que des œuvres attribuées de façon aussi aléatoire qu’incorrecte à Alexandra Exter inondent le marché de l’art. La situation était devenue si préoccupante que le 2 juillet 2006 l’association Alexandra Exter s’est vue obligée d’émettre un « communiqué » pour attirer l’attention sur le nombre grandissant d’œuvres à l’attribution incertaine.
Intitulée « Alexandra Exter et ses amis » l’exposition de Tours 2009 comprenait sur deux étages quelques 180 peintures à l’huile et de grandes gouaches sur papier se voulant principalement des périodes « cubo-futuriste » (1910-1914) et « constructiviste » (1917-1923), toutes signées et attribuées à cette artiste.
Au troisième étage figuraient 80 œuvres, présentées comme étant des « amis » – ou supposés tels – d’Exter : Kandinsky (sic !), Jawlenski, Malewicz, Larionov, Gontcharova, Rodchenko, Lissitzky et autres. Présumées être aussi des contrefaçons, ces pièces ont été également mises sous séquestre. Plusieurs autres œuvres affublées de la même signature « Alex.Exter », œuvres qui stylistiquement semblent appartenir à l’ensemble présenté à Tours ont été saisies le même jour au domicile parisien de Jean Chauvelin, l’homme par qui l’exposition de Tours a pu voir le jour. Marchand d’art et expert auprès de la salle des ventes de l’Hôtel Drouot de Paris, cet ancien galeriste a authentifié l’ensemble des œuvres et a également signé un texte dans la publication qui accompagne l’exposition de Tours.
Dans la publication Alexandra Exter qui fait fonction de catalogue sans pour autant répondre aux critères établis pour ce type de réalisations accompagnant comme il est d’usage une exposition publique et encore plus aux prétentions « muséales », figurent deux autres textes : un signé de Nadia Filatoff, collaboratrice attitrée de Jean Chauvelin et un autre (bien plus court) de Maria Valyaeva, ancienne assistante à la Galerie Trétiakov de Moscou, libérée d’ailleurs depuis peu de ses fonctions. 1Maria Valyaeva a été dès 2008 associée à plusieurs entreprises commerciales genevoises. La galerie Art XXI de Genève a inaugurée le 26 mars 2009 une exposition de vingt-six œuvres sur papier et carton par Natalia Gontcharova et Mikhaïl Larionov. Dans le texte de présentation, on peut lire : « Quant à Maria Valyaeva, et Jean Chauvelin, ils se tiendront à la disposition de chacun pour les explications les plus érudites ». Avant ce petit texte, Valyaeva n’avait fait aucun travail dans le domaine du cubo-futurisme. Depuis le printemps 2009, Maria Valyaeva est présentée comme « experte » dans ce domaine.
À part des raisons stylistiques (défaillances dans l’exécution des formes, erreurs de datation, graves erreurs compositionnelles et autres) les pièces présentées à Tours étaient dans leur grande majorité affublées de fausses signatures. Ceci a été confirmé par une analyse graphologique que l’Association Alexandra Exter avait confiée à Mesdames Mangaud et Haller-Fegly, deux expertes parisiennes accréditées auprès de la Cour d’Appel de Paris.
Leurs conclusions ont été par la suite complétées par deux expertises russes, réalisées à Moscou en avril et mai 2009 par des experts assermentés auprès de la justice russe. Les experts sont arrivés à la même conclusion : « Les différences nous sont apparues essentielles et non explicables au vu des pièces de comparaison » (Mangaud et Haller-Fegly).
La plainte pénale étant actuellement en cours d’instruction auprès du Tribunal correctionnel de Tours, une expertise technique a été ordonnée par le Juge d’instruction au printemps 2009. Les conclusions de cette nouvelle expertise, effectuée par un expert agréé auprès de la Cour de Cassation sur une sélection d’œuvres sont catégoriques. Dans ses « conclusions » en date du 12 juin 2009, l’expert Gilles Perrault,2 Diplômé de l’École Boulle, de l’École du Louvre, des universités de Paris-I et Paris-IV, des centres de restauration de Venise (Pro Venetia Viva) et de Rome (Iccrom, Institut international d’études pour la conservation et la restauration), Gilles Perrault est expert en objets d’art et s’est spécialisé dans le dépistage des faux et contrefaçons artistiques. Il est agréé par la Cour de cassation (plus haute juridiction de l’ordre judiciaire français), par les Cours administratives d’appel de Versailles et de Paris et près la Cour d’appel de Versailles. Il fut, en tant que restaurateur d’art des Musée de France, responsable des ateliers de restauration du musée du Louvre et du Chateau de Versailles. Dans le flou juridique actuel, où « n’importe qui, comme le mentionne à juste titre la Chambre nationale des experts spécialisés (CNES), peut s’intituler expert », les expertises qu’il a menés sur plus de 1 800 œuvres peintes ou graphiques, 3 000 sculptures et le mobilier français du Moyen Âge au XXe siècle le place comme un des experts les plus reconnus et respectés. Dans le cadre du procès de Guy Hain, Gilles Perrault a participé à l’expertise de plus de 2 500 œuvres placées sous scellés mais il a établi que le faussaire aurait produit plus de 6 000 contrefaçons au-delà de celles confisquées par la police. Gilles Perrault est directeur de publication de la revue Experts. Son site internet peut être consulté avec intérêt : www.gillesperrault.com commis à cette tâche par le Juge d’instruction de Tours dit : « Les quatre tableaux expertisés… sont des œuvres récentes réalisées après la mort de l’artiste présumée, Alexandra Exter, et pourtant signées de son nom ». Sa note de « synthèse des investigations » se termine ainsi : « les preuves accumulées permettent d’obtenir un avis formel extrêmement fiable, sans appel » (page 7/120 de son rapport).
Il reste que l’action de la justice, de même que l’enquête de la police n’étant pas arrivées à leur terme, l’on est obligé de ne s’exprimer pour le moment qu’au conditionnel.
Quelques constatations concernant les œuvres présentées à Tours peuvent être néanmoins fournies ici, comme elles ont été présentées, dès le 19 mars 2009 à la justice française par Andréi Nakov, le président de l’association Alexandra Exter.
Dans les salles du Château de Tours on a pu voir une grande quantité d’œuvres peintes à l’huile et affublées de la fausse signature qui se voulaient toutes des « esquisses » ou des « variantes » de compositions bien connues de l’artiste et en particulier de certaines compositions cubo-futuristes d’avant l’été 1914 et de compositions abstraites de la période 1917-1922. Or à ce jour on ne connaissait pas l’existence de pareilles « variantes », de surcroît les œuvres de cette artiste sont rarement signées (environs 15% de sa production) tandis que toutes les œuvres présentées à Tours le sont, comme l’exige la logique du commerce.
Par ailleurs, les signatures d’Exter sont bien différentes de l’imitation stéréotypée utilisée pour la plupart des œuvres présentées à Tours où des signatures cyrilliques sont utilisées indistinctement à des époques différentes. Un monogramme cubiste qui ne fut utilisé par Exter qu’exceptionnellement en 1911 se trouve sur des pièces abstraites qui se veulent de 1917-1918 ou encore de 1921. Des signatures sont disposées de façon fantasque tandis que dans les rares cas où l’artiste a signé ses œuvres (évidemment d’une autre façon) ce fut toujours de façon très soigneuse et méthodique.
Au verso de certaines gouaches figurent des inscriptions qui se veulent des références à quelque inventaire d’atelier, tandis que pareil inventaire et encore moins pareils numéros n’ont jamais existé dans la pratique de l’artiste.
Une des innovations que l’on trouve à Tours est la présence d’une quantité de projets de costumes peints à l’huile sur toile, tandis qu’auparavant on ne connaissait aucun projet de ce type réalisé dans cette technique. (Voir le catalogue du Musée Bakhrouchine de Moscou : exemplaire dans son domaine et pour son époque, cette publication contient environs 15% d’œuvres signées ). 3Cf. Aleksandra Exter – eskizy, dekoracij i kostjumov iz sobranija GCTM im.A.A. Bahrushina (A. Exter – esquisses de costumes et de décors dans la collection du musée théâtral Bakhrushin), catalogue rédigé par E.P.Tomilovskaja avec E.N. Andreeva, T.B. Klim et A.V. Smirnova, Moscou, 1986. Exemplaire dans son domaine et pour son époque, cette publication contient environs 15% d’œuvres signées.
Dans les salles du Château de Tours on pouvait voir quelques chapitres « inédits » de l’œuvre de l’artiste. Ainsi, figurent plusieurs « projets de décors » pour le film Aélita de 1924. Or, Alexandra Exter n’a réalisé que des projets pour les costumes de ce film, les décors étant l’œuvre d’autres artistes – Rabinovitch et Kozlinski d’après les projets de Simov, comme on peut l’apprendre sans difficulté dans la documentation de l’époque et même dans certaines publications soviétiques des années quatre-vingt. 4Cf. la monographie de Nehoroshev, Ju.I. Hudozhnik V.A. Simov (Le peintre V.A. Simov), Moscou, 1984, pages 161-169 et illustrations pages 168 et 169). Le travail de Simov pour les décors du film Aelita est commenté et illustré.
Ce qui surprend le spécialiste dans les nombreuses pièces « inédites » (cubo-futuristes ou abstraites) est qu’aucune d’entre elles n’a laissé de trace dans les références de l’époque ni dans les archives de l’artiste où figurent pourtant les photographies de nombreuses œuvres perdues.
Non moins frappantes sont certaines erreurs stylistiques graves. On rappellera qu’à l’époque d’une intense compétition avant-gardiste (1910-1915), l’œuvre d’Exter, de même que celle de ses proches collègues, évoluait à une cadence très accélérée et sans aucun retour en arrière, le but inavoué mais non moins évident étant l’arrivée à l’art abstrait (automne 1915 – début 1916 pour Exter).
Parmi les exemples les plus choquants on citera une « Nature morte » peinture qui stylistiquement se voudrait de la période cubo-futuriste de l’hiver 1913-1914 et qui à l’exposition fut datée de 1914. Pourtant dans cette composition et dans la publication qui faisait fonction de catalogue (ill. p. 51) figure un papier collé, morceau de journal français (!) portant la date d’août 1915. Mise à part l’incompatibilité stylistique – à ce moment l’artiste faisait des œuvres d’un autre style – on doit rappeler qu’Exter avait quitté Paris au début de l’été 1914 et qu’en ces temps de guerre, les relations postales entre la France et la Russie étaient suspendues…
Autres type d’ « œuvres » inédites : à la fin de la publication qui accompagnait l’exposition de Tours, on a la surprise de découvrir les images de trois tirages en bronze polychrome. De même que toutes les autres « œuvres » figurant dans cette publication qui porte fièrement le copyright « Musée (sic !) Château de Tours », ces pièces en métal polychrome mesurant respectivement 55, 53 et 56 cm sont reproduites sans aucun commentaire. On se demande par conséquent s’il s’agit de pièces uniques ou de multiples ?
D’après certaines sources ukrainiennes (www.artukraine.com) deux pièces polychromes attribuées à Exter ont été présentées à l’automne 2009 à une foire d’art qui s’est tenue à Kiev. Une provenance fantaisiste, dénuée de toute crédibilité est évidemment fournie… Quant au fondeur Valsuani sa réputation n’est pas à faire. Le commanditaire des fontes s’avère être le même « promoteur » que celui de l’exposition de Tours…
En tout état de cause, il s’agit une fois de plus non seulement de pièces inédites, mais en plus de pièces dont l’existence n’est pas connue du vivant de l’artiste. Ces pièces contredisent de façon indiscutable non seulement la pratique de l’artiste mais aussi celle de son milieu et de son époque. On peut conclure brièvement que l’imposture atteint ici un nouveau palier : nous sommes en présence de ce que la terminologie vulgairement commerciale nomme aujourd’hui des « produits dérivés ». Il reste à savoir dans quelles conditions ces fontes ont été réalisées ? Autant de questions qui vont apporter des précisions par rapport à l’origine des diverses pièces présentés à Tours (Voir la section du site consacrée à ces bronzes).
Provenance
Le promoteur de l’exposition qui a prêté à titre personnel 130 pièces parmi les 180 présentées (donc plus des 2/3) et qui a authentifié l’ensemble des œuvres présentées n’a pu fournir dans un premier temps aucune indication relative à leur provenance. Une version fantaisiste avait été proposée par le même « expert » quelque mois plutôt dans un catalogue de vente, 5Cf. Pierre Bergé associés, Bruxelles et Paris Vente d’art moderne, Bruxelles le 28.04.2008, le lot 74 authentifié par Jean Chauvelin et Nadia Filatoff, texte de Jean Chauvelin p. 80-81. elle est reprise telle quelle dans le texte de la publication de 2009 (voir texte signé par J. Chauvelin p. 11). On apprend le transport rocambolesque de « nombreuses caisses » avec lesquelles Alexandra Exter serait « venue de Russie en 1924 », caisses qui auraient été par la suite « déposées auprès de Gio Colluci », calligraphe et ainsi collaborateur de la fin des années trente pour la réalisation de livres illustrés… Par la suite, cette affabulation qui n’est étayée par aucun document est de surcroît contredite par son auteur avec d’autres versions qu’il est impossible d’accepter au vue des détails connus de la biographie de l’artiste.
La nébuleuse d’œuvres attribuées de façon incorrecte à Alexandra Exter ne se limite pas à la seule exposition de Tours. Bien au contraire, au vu de la grande quantité de peintures qui ont circulé au cours des cinq dernières années dans différentes maisons de ventes et galeries privées, elle apparaît comme la clef de voûte d’une véritable avalanche de contrefaçons dont l’origine est encore difficile à cerner. À tel point que le nombre d’œuvres douteuses attribuées à Alexandra Exter dépasse aujourd’hui largement celui d’œuvres dont l’authenticité est certaine. Triste record !
Au cours des dernières années d’innombrables peintures sont apparues dans des ventes publiques françaises (principalement parisiennes – l’Hôtel Drouot et Versailles), anglaises, allemandes (Munich, Berlin et Stuttgart) ainsi que dans des galeries françaises, italiennes, espagnoles ou suisses. Dans cette dernière section la Palme d’or doit être attribuée à la Galerie Orlando de Zurich, officine qui malgré les injonctions de l’Association Exter publie et expose imperturbablement des « œuvres » comportant les mêmes caractéristiques (signatures, style d’exécution, sujets) que les pièces présentées à Tours. 6Lors d’une action de l’Association Alexandra Exter auprès de la justice Zurichoise cette galerie a bénéficié d’un blanc seing produit par un « expert » local qui confirme la « conformité » des œuvres mises en question en les comparant à d’autres contrefaçons ramassées de façon aléatoire sur internet. Il est évident que dans le cas d’une pareille « expertise » aussi bien les formes que les signatures sont semblables… car elles appartenaient à la même famille de contrefaçons. L’examen graphologique des signatures des œuvres zurichoises, pratiqué à Paris par les experts qui ont travaillé sur les signatures de l’exposition de Tours, a confirmé sans hésitation aucune que dans ce cas il s’agissait également de fausses signatures. Soucieuse de la probité de ses experts la justice suisse a ignoré la contestation de l’exposition de Tours de même qu’elle a ignoré les conclusions des experts français. À suivre. Plus encore, dans un de ses derniers catalogues on trouve une référence explicite à l’exposition de Tours…
Certaines pièces de ce même type ont déjà fait leur chemin jusqu’aux collections publiques : la collection Telefónica de Madrid 7L’œuvre acquise par ce musée est publiée sur la couverture du numéro de décembre 2008 du Bulletin de ce musée et commentée à l’intérieur de la publication. ou le Musée des Beaux-arts de Cleveland U.S.A
On saluera néanmoins certains musées européens aux pratiques professionnelles de loin plus sérieuses qui ont déjà retiré des salles d’exposition certains achats récents d’œuvres attribuées à tort à Alexandra Exter.
Tout récemment un ensemble d’œuvres attribuées à l’avant-garde russe y compris quatre toiles attribuées à Alexandra Exter 8Les attributions étaient de nouveau certifiées par Jean Chauvelin, Nadia Filatoff, Georgi Kovalenko et, cette fois-ci par Jean-Claude Marcadé. a été refusé par le comité de sélection de la Feriarte de Madrid, ce qui n’est pas le cas de l’exposition La danza de los colores. En torno a Nijinsky y la abstraccion présentée cet automne à la Fondation Mapfre de Madrid. Là, sous le titre « Dynamique des couleurs » (cat. n° 23, ill. couleur) figure une grande toile dont l’appartenance à la série de Tours semble indiscutable. Il est à craindre que la valse des attributions fantaisistes connaîtra d’autres soubresauts.
À suivre.