Peintre d’une indiscutable originalité et d’une non moins grande constance créatrice, Alexandra Exter est l’artiste à laquelle on doit l’éclosion de la peinture constructiviste en Russie. Forte d’une expérience cubiste, acquise à Paris entre 1910 et 1912, Exter allait rapidement intégrer dans sa création les principes de la dynamique futuriste. Inspirée par la révolution suprématiste de Malewicz, dont, à l’automne 1915, elle fut partie prenante, et ce avant tous ses camarades « non objectivistes » (le terme fut appliqué à Moscou pour la première fois à sa création), elle devait néanmoins développer au cours des années 1916-1918 un langage de formes abstraites et une logique de structures compositionnelles libres de toute allégeance à l’esthétique inconditionnellement autonome que proposait le suprématisme.
Attirée dès sa première période parisienne (1910-1914) par la perspective d’un nouvel art décoratif, issu des principes cubo-futuristes, Exter sera en Russie à l’origine des premières expositions d’art décoratif moderne (Moscou 1915 et 1917). Le domaine de la décoration scénique devait offrir par la suite une extraordinaire plateforme à l’épanouissement de son talent.
Ayant vécu de façon dramatique les désastres humains et matériels de la guerre civile, Exter essayera de quitter le Sud de la Russie dès 1919. En juin 1924, le prétexte d’installer ses œuvres à la Biennale de Venise lui permit de s’échapper finalement de l’Union Soviétique. Au terme d’un bref séjour italien, à la fin de cette année, elle retrouvait Paris, ville qu’elle ne quittera plus jusqu’à la fin de sa vie (1949).
Tout au long des années vingt et trente, ses activités se partagent entre une peinture de type « puriste », la décoration scénique, l’enseignement et la décoration de manuscrits, production plastique de très grande qualité où son talent s’épanouit de façon éclatante mais qui, à ce jour, n’a pas attiré l’attention qu’elle mérite. Il en fut d’ailleurs de même pour sa peinture abstraite dont on a encore du mal à percevoir la force. Si puissante est son originalité « constructive » que la variété de ses inventions picturales déconcerte aujourd’hui une critique d’art habituée à classer les œuvres selon les clichés des « styles géométriques ». Ainsi, lors d’une récente exposition « constructiviste » à la Tate Gallery de Londres, l’œuvre d’Exter fut incluse « hors catalogue » à côté des productions de Rodtchenko et de Popova, artistes qui, depuis des décennies, donnent le ton aux classements formalistes, sinon déjà « post-modernistes ».
Au cours du dernier tiers du XXe siècle, période marquée par la redécouverte du constructivisme russe, ses liens intimes avec l’art occidental, ainsi que son statut de réfugiée, l’ont coupée de longues années durant de l’intérêt qu’on aurait dû lui porter dans sa Russie d’origine. Pourtant, durant les années 1910, sa peinture occupait souvent le premier plan de l’actualité avant-gardiste, de même que russe. Ses rapports amicaux aussi bien avec Malewicz qu’avec Tatline lui firent souvent jouer le rôle de « juge de paix » lors des conflits typiquement avant-gardistes qui ne manquaient pas de survenir, tels que les préparatifs pour l’accrochage de l’exposition « 0.10 » (décembre 1915) qui, sans l’entremise diplomatique d’Exter, aurait pu se terminer en catastrophe. La perte d’une grande partie de ses peintures, qui en 1917 sont restées dans la maison de son ex beau-père, où se trouvait son atelier, constitua un autre obstacle à la connaissance de sa création « pure » (picturale).
Fort appréciée pour des raisons aussi bien personnelles qu’artistiques, « Madame Exter », comme on l’appelait à Moscou et à Saint-Pétersbourg, occupa en Russie une place de choix dans la constellation moderniste : ainsi, elle participa à la plupart des expositions qui marquèrent l’ascension de la peinture non-objective. À Kiev, son rôle fut indiscutablement prépondérant. Revenue à Paris en 1925, elle connut une carrière européenne de premier plan. L’art abstrait ayant perdu, à partir de ce moment, de l’intérêt en Europe, la création d’Exter allait s’épanouir dans le domaine de la décoration scénique. À partir du début des années 30, elle devait néanmoins souffrir de la diminution des opportunités modernistes. S’y ajoutèrent des problèmes de santé qui rendirent sa vie de plus en plus difficile. Privée de débouchés professionnels, elle dut se replier dès la fin des années 1920 dans une modeste maison à Fontenay-aux-Roses, une banlieue parisienne.
Peu avant sa mort, elle légua son atelier et sa documentation à un ami russe émigré aux USA. Entamée au début des années 1970, la résurrection de sa mémoire mit de longues années avant de s’approcher de la notoriété qu’elle mérite. Ainsi, la place qui revient à cette création dans le firmament artistique du XXe siècle reste encore à affirmer, à préciser.
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L’enfance et l’adolescence d’Alexandra Exter (née Grigorievitch) se déroulèrent à Kiev, ville largement ouverte aux contacts occidentaux, ville de culture orientée aussi bien vers Cracovie et Dresde que vers Munich, Vienne et Paris. Au-delà des ambitions démesurées qui empoisonnaient le climat pétersbourgeois, au-delà de la rude compétitivité moscovite (par rapport à Saint-Pétersbourg et Paris), Kiev était une ville où une certaine douceur provinciale et même méridionale libérait les jeunes artistes de toute prétention à la supériorité. Les nouvelles occidentales arrivaient aussi vite à Kiev qu’à Moscou, mais elles y étaient reçues de façon plus naturelle, moins compétitive qu’à Moscou. Par ses aspirations proprement européennes, une population cosmopolite (moldave, juive et surtout polonaise) favorisait leur assimilation non partisane. Ainsi, dès sa prime jeunesse, Exter acquit une aisance dans ses contacts avec d’autres langues et d’autres cultures. Après des études à l’école des Beaux-Arts locale, la jeune fille, dont le charme et le talent favorisaient l’ascension sociale, n’avait qu’un désir : continuer son apprentissage à Paris. Avant même son départ pour Paris, elle avait pris contact à Kiev et à Saint-Pétersbourg avec les milieux avant-gardistes. Son regard se dirigeait automatiquement vers le fauvisme, tandis que ses contacts artistiques et le mariage avec un avocat d’affaires bien placé lui avaient ouvert les portes de ce qu’on appelait « la société ». Pétrie de culture classique, elle ressentait une véritable intimité avec la poésie française (Verlaine, Rimbaud). Proche à ses débuts des milieux symbolistes, dans le domaine de l’art ancien elle était attirée par l’énergie constructive-géométrique de l’art étrusque qu’elle eut par la suite la possibilité de bien connaître lors de ses voyages italiens (1910, 1912). Contrairement aux préjugées anti-modernistes véhiculés par une critique d’art frileuse et non moins bornée du point de vue historique, les créateurs de son orientation connaissaient et appréciaient hautement certains aspects de l’art ancien. Ainsi, au cours des années vingt et trente, Exter conseillait à ses élèves l’étude des tableaux de Poussin au Louvre, car la peinture du grand classique français lui paraissait la meilleure école de « construction » plastique.
Arrivée en 1907 à Paris pour y effectuer, au début, des séjours d’études de plusieurs mois, elle fréquentait les « académies » de Montparnasse et en particulier l’atelier de Carlo Delvall à la « Grande Chaumière ». À partir de 1910, elle louait de façon permanente un atelier, situé au n° 10 de la rue Boissonade en plein cœur de Montparnasse. Son charme personnel et une intelligence toute en finesse lui ouvrirent rapidement toutes les portes. Elle fréquentait le salon parisien d’Elisabeth Epstein, élève russe de Matisse et amie de Kandinsky et Delaunay, de même que celui de Serge Férat, mécène de la revue Les Soirées de Paris dont il offrit la direction à Apollinaire (1912-1914). La fréquentation du couple Robert et Sonia Delaunay allait ouvrir d’autres horizons artistiques et sociaux à Alexandra Exter et lui faire connaître le collectionneur cubiste et historien de l’art Wilhelm Uhde et le galeriste berlinois Herwarth Walden, défenseur fervent des Delaunays et de la plus audacieuse nouvelle peinture européenne. Grâce à ces fréquentations, elle rencontra également le peintre et critique d’art futuriste Ardengo Soffici auquel une liaison amoureuse allait l’attacher aux cours des années des « Soirées de Paris ». Soffici laissa dans ses mémoires des descriptions fort romancées, voire frivoles, de leur passion.
Attirée autant par le cubisme que par le futurisme, Exter était plongée à Paris dans un tourbillon socio-artistique qui était loin de la seule orthodoxie cubiste. Pour ses amis avant-gardistes — le poète Benedict Livshitz, le peintre et éditeur David Burljuk — ses retours à Kiev où elle passait une partie de ses vacances se transformaient en festivals de modernité ; Exter apportait dans cette ville toutes les nouveautés parisiennes (des publications, des photos et même des œuvres originales) et animait des activités avant-gardistes de premier plan telles l’exposition « Kolitso » (le Maillon en 1914), seule véritable exposition futuriste à Kiev sinon dans toute la Russie du Sud. Par rapport à l’irréductibilité moscovite ou le provincialisme d’Odessa, Kiev pouvait à l’époque se prévaloir de l’aura d’une véritable capitale européenne.
À Paris, Exter participait pleinement à l’activité moderniste : on la trouve aux « Salons des Indépendants » et à l’exposition de la « Section d’or » (automne 1912), évènement plastique de toute première importance, qui sortait la peinture cubo-futuriste du carcan étroitement « géométrique » où une critique anti-moderniste s’était empressée d’enfermer le cubisme naissant. Elle fréquente l’atelier de Brancusi et celui d’Archipenko, aide, avec ses conseils, le jeune critique d’art Ivan Aksionov dans la rédaction d’un remarquable essai, Picasso et les alentours, consacré au cubisme. Écrit en 1914, le livre sera publié à Moscou en 1917 avec une couverture dessinée par Exter. Cet essai esthétique tombé dans l’oublie pendant de longues décennies fut à l’époque non seulement un des premiers textes critiques consacrés au cubisme, mais aussi le premier livre où le nom de Picasso figure dans le titre.
Tout en travaillant à Paris, elle est partie prenante des activités avant-gardistes russes : en tant que membre de l’association pétersbourgeoise « Union de la Jeunesse » et du « Valet de Carreau » moscovite, elle participe, dès 1910, aux expositions que ces associations organisent tous les ans. Elle est si bien introduite dans le milieu parisien que dès 1910, Davis Burljuk lui demande de jouer le rôle d’intermédiaire auprès du Fauconnier en vue d’organiser une « section russe » au Salon des Indépendants. Son art est à tel point apprécié dans un certain milieu moderniste parisien qu’à la fin du printemps 1914, Herwarth Walden lui propose une exposition dans sa galerie berlinoise « Der Sturm ». L’éclatement de la guerre va contrecarrer ce projet. Néanmoins au printemps de 1914, Exter participe avec plusieurs de ses camarades russes à l’ « Exposition internationale des peintres et sculpteurs futuristes » que la galerie Sprovieri présente à Rome.
La guerre allait interrompre brutalement une carrière occidentale qui s’annonçait prometteuse. Pendant les dix années à suivre, Exter allait se trouver bloquée en Russie. Revenue à Kiev, elle ouvre en 1917 son studio à l’enseignement pour lequel elle se découvre un vrai talent. Pendant deux ans, son atelier deviendra dans cette ville le véritable centre de l’avant-garde : il est fréquenté par des écrivains et des poètes, des musiciens et des danseurs ; on y présente des conférences. Parmi les visiteurs, sinon les élèves, on note Lissitzky, Rabinovitch, Ilia Ehrenbourg, dont la femme Vera Kozintzeva est une élève d’Exter, son frère le futur cinéaste Grigori Kozintzev, le compositeur polonais Karol Szymanowski. La danseuse Bronislawa Nijinskaja offrira à Exter la possibilité de travailler pour les spectacles qu’elle monte à Kiev et ailleurs.
Fuyant la guerre civile, qui fut très brutale à Kiev, Exter s’installe en 1919 pour quelques mois à Odessa. À l’instar de plusieurs de ses amis (Davydova), elle espère trouver depuis ce port la possibilité de quitter le pays. Malheureusement, elle n’a pas cette chance.
La mort de son mari en 1917 est suivie, à Odessa, de celle de sa mère. Une intrigue d’héritage, ourdie par son beau-père, la prive d’une grande partie de ses peintures entreposées dans la maison de Kiev. Parmi celles-là, une grande partie sera détruite peu après, en raison de la violence de la guerre civile.
Une invitation d’Alexandre Taïroff, metteur en scène moscovite pour lequel Exter a déjà travaillé en 1916 et 1917, lui offre finalement la possibilité d’échapper aux désastres de la guerre civile qui sévit de façon particulièrement brutale dans le Sud. Revenue à Moscou à la fin de l’année 1920, Exter intègre immédiatement les nouvelles structures artistiques et sociales, dont l’enseignement est, à ce moment, dominé à Moscou par l’aile constructiviste de l’avant-garde. Sa peinture connait à ce moment un nouvel essor : Exter fait partie des entreprises avant-gardistes les plus osées telles que l’exposition constructiviste « 5×5=25 » (septembre 1921), évènement qui marque l’apogée de la peinture non-objective la plus radicale. La plastique abstraite arrive à un tournant conceptuel que le jeune historien d’art Nikolaï Taraboukine allait qualifier sans tarder de « fin de la pratique picturale » et « suicide du peintre » (voir son livre Du chevalet à la machine). À part les activités dans le domaine de la décoration théâtrale, Exter enseigne à Moscou aux « ateliers libres » (Vkhoutemas), travaille pour les ateliers de mode de Lamanova et pour le cinéma (costumes pour le film de science-fiction Aelita). Réalisé en 1923 par le metteur en scène Protozanov et présenté au public au début de 1924, Aelita reste l’un des films les plus audacieusement novateur du point de vue plastique. En 1923, elle conçoit également une partie du décor de la première « Exposition pan-russe de l’agriculture et de l’industrie » et dessine des uniformes pour l’Armée rouge en formation.
La décoration théâtrale l’avait déjà rendue célèbre grâce aux spectacles « Famira Kifared » (1916) et « Salomé » d’après Oscar Wilde (à l’automne 1917) que Taïroff avait montées au Théâtre de Chambre (Kamerny). Le dernier spectacle fut à tel point apprécié par la « société artistique » de Moscou, qu’il fut à ce moment considéré plus important que les évènements politiques… telle la prise du pouvoir par la fraction « bolchévique » dont on avait du mal à entrevoir sur le champ la portée historique. Connaissant parfaitement les nouvelles idées scéniques affirmées à Paris entre 1910 et 1913 par les ballets russes de Diaghilev (le travail de Bakst de même que la bien révolutionnaire prestation de Nijinski dans « L’après-midi d’un faune »), Exter apportait à Moscou un vent d’indéniable nouveauté.
Elle prolongeait cette flambée novatrice par des inventions radicales. Sa grande innovation fut la dématérialisation du décor par panneaux fixes auquel elle substitua un jeu de lumières dont la logique spatiale fut aussi rigoureuse que dynamique. Au mois d’octobre 1917, l’austère structure lumineuse de « Salomé » marque la naissance du constructivisme théâtral. Cette mise en scène fut un triomphe. En dématérialisant le décor, Exter prolongeait de façon non-objective (abstraite) l’austérité dramatique du décor monumental de Gordon Craig.
Dans ses considérations sur la nouvelle mise en scène, Alexandre Taïroff devait souligner l’apport révolutionnaire du décor d’Exter qui n’évoluait plus de façon frontale (perspectivique), mais se construisait par plans – sur la verticale. « Exter tirait les conclusions de son expérience cubiste », écrivait-il en 1921 (dans ses Notes d’un metteur en scène). La mise en scène de la pièce Roméo et Juliette constituait en 1920 l’aboutissement le plus spectaculaire, le plus baroque de ce principe de construction verticale du décor scénique.
L’automne 1917 vit à Moscou le triomphe de la peinture d’Exter qui occupait une place importante dans le salon annuel de l’association « Valet de carreau » dont le président à ce moment, pour peu de temps il est vrai, fut Kazimir Malewicz. Hautement appréciées, les quatre-vingt-douze œuvres qui occupèrent deux salles entières de l’exposition, projets de costumes théâtraux et peintures abstraites et cubo-futuristes, permettent de qualifier cette participation de première exposition personnelle de l’artiste, opinion que certains critiques exprimèrent de façon non équivoque dans leurs textes. Les critiques Tugendhold et Efros mettaient surtout en avant l’éclat coloriste tout particulier de la création d’Exter, dont la vivacité « narrative » était plus facilement appréciée par le public que l’austérité toute monacale du suprématisme malewiczéen.
Tout au long des années 1910, la participation d’Exter aux entreprises modernistes moscovites et pétersbourgeoises ne se démentit pas. Ainsi, au printemps 1915, elle fera partie de la bien radicale exposition avant-gardiste « Tramway V » qui fut sélectionnée par Malewicz et présentée à Saint-Pétersbourg en pleine guerre. Exter y montrera 14 importantes peintures cubo-futuristes. Parmi celles-ci figuraient plusieurs « paysages urbains », des visions futuristes de « Florence » (aujourd’hui, à la galerie Tretiakov de Moscou), des « Visions urbaines synthétiques » et « Boulevard parisien, le soir » (également GTG), cette dernière étant une des œuvres futuristes les plus proches de la tendance « orphique », telle qu’élaborée à Paris par Picabia ou Kupka et annoncée par Apollinaire. De même que chez Giacomo Balla, chez Exter, l’énergie dégagée par le mouvement centrifuge conduisait les plans picturaux à une extrême incandescence énergétique, cet état kinétique aboutissant au dépassement de toute référence illustrative des formes. Exter arrivait ainsi par ses propres moyens au seuil de l’abstraction.
Suite à cette exposition, elle aura une relation tout à fait privilégiée avec Malewicz qui au cours de l’été laissa Exter entrer dans son atelier moscovite quand, dans le plus grand secret, naissaient les premières peintures suprématistes. Leurs discussions sur le cubisme devaient probablement stimuler Malewicz à conceptualiser définitivement sa vision de la nouvelle création non objective – le suprématisme. Voici pourquoi Exter eut le privilège d’être la première à présenter en public deux peintures abstraites de Malewicz, et ce, quelques semaines avant l’ouverture de la bien révolutionnaire exposition « 0.10 », évènement qui, en décembre 1915, vit à Petrograd la première affirmation du suprématisme.
L’avant-première, évènement organisé par Exter, eut lieu à Moscou, à partir du 6 novembre 1915. L’entreprise avait pour titre « Exposition d’art décoratif contemporain » et se tenait dans les locaux de la galerie Lemercié. Cette exposition eut lieu grâce à l’énergie et aux connaissances modernistes d’Exter et put également aboutir grâce au soutien financier de Nathalie Davydov, peintre elle-même et proche amie de Kiev, mécène engagée depuis longtemps dans la promotion de l’art décoratif-folklorique. Exter réalisait à Moscou une idée dont les racines se trouvaient à Paris, où au printemps 1914, on envisageait un évènement semblable, qui permettrait d’assoir la nouvelle plastique cubo-futuriste « dans la vie ». Sonia Delaunay, Balla et les vorticistes anglais avaient déjà fait des pas décisifs dans cette direction. En raison de la guerre, en France, il faudra attendre dix ans pour que l’exposition des « Arts décoratifs modernes » ouvre ses portes (1925). De retour à ce moment à Paris, Exter participera à cet évènement en tant que membre de l’importante section russe.
Travaillant au début à Paris et par la suite à Kiev, Exter poursuivait une voie picturale tout à fait personnelle. Son intérêt pour le futurisme italien (Balla, Boccioni, Severini) qu’elle connaissait d’expérience directe à Paris de même que sa pratique intime du cubisme dans sa version la plus abstraite, qu’Apollinaire désigna par le terme « orphisme », conduisait immanquablement sa peinture vers la création abstraite, comme en témoigne « Paysage urbain » (musée de Slobodskoj). Le passage eut lieu au cours de l’hiver 1915-1916. Dans cette œuvre, les réminiscences figuratives sont absorbées par la mutation des couleurs vers des plans autonomes purement non-objectifs. De façon significative, l’œuvre envoyée par le Bureau Muséal de Moscou fut désignée dans les inventaires sous le titre non-équivoque de « Composition non objective », car elle fut perçue comme telle à l’époque.
Évoluant à Kiev, à l’écart de la compétition moscovite et surtout des interférences stylistiques qu’imposait l’âpre compétition avant-gardiste, Exter échappa à l’emprise du suprématisme, ce qui, étant donné les fondements occidentaux de sa pensée plastique, lui permit de tracer une voie toute autonome, d’élaborer un vocabulaire personnel et une logique de construction originales et qui différencient sa peinture de tout ce qui se faisait à Moscou.
En 1917 et 1918, la réflexion sur l’énergie de la couleur et la force constructive qui en résulte conduisit Exter à la production de schémas compositionnels qui ne devaient rien à la dialectique existentielle des plans suprématistes. Contrairement au principe d’autonomie absolue des plans non objectifs, esthétique maximaliste proclamée avec force par le suprématisme de Malewicz, chez Exter, les plans de couleur entrent en rapports productifs les uns avec les autres. Issue de la logique du cubisme, cette interaction « d’inter-réaction constructive » produit de nouveaux rapports formels, des nouveaux schémas compositionnels se dégagent. De ce dialogue d’énergie, nait une construction où chaque élément s’inscrit dans un tissu de l’interdépendance créatrice.
La création abstraite d’Exter datant de cette période affirme une multitude de constellations compositionnelles. Rares sont les peintres de sa génération à avoir produit une telle variété de types compositionnels (Kupka, Franz Marc, Otto Freundich). La logique énergétique qui définit cette autonomie de la « couleur libérée » est projetée dans un état « méta-stylistique », car l’énergie est un concept par définition extra-formel. Cette énergie se promène « sauvagement » dans une nouvelle liberté allant de la géométrie la plus rigoureuse au lyrisme nébuleux d’une abstraction de type expressionniste, situation où la couleur se manifeste à l’état de gestation (voir la peinture abstraite du Musée Hack de Ludwigshafen).
Cette liberté résultant de la conception purement énergétique de la couleur atteignit un palier important lors de l’exposition « constructiviste » « 5×5+25 » qui fut présentée à Moscou en septembre 1921. La brève déclaration publiée par l’artiste dans le catalogue exprime clairement sa démarche coloriste du moment : « les travaux [présentés] témoignent des solutions des rapports des couleurs, la tension réciproque [qui en résulte], les rythmes et le passage vers une construction de la couleur [seule], construction fondée sur les lois de la couleur autonome ». Les résultats de cette maturité énergétique de la couleur sont à trouver dans une suite d’œuvres abstraites qui ont été exposées à l’automne 1922 à Berlin (Galerie Van Diemen) et en 1924 à la Biennale de Venise. Les peintures présentées à Venise contribueront à l’affirmation d’une réputation européenne qui n’allait pas se démentir au cours de la décennie à venir.
Parallèlement à la création « pure », Exter produisit une impressionnante quantité d’œuvres pour la scène : costumes et décors pour les pièces Roméo et Juliette (1921), Le camarade Hlestiakov, La mort de Tarelkine. Elle travaille à Kiev pour Bronislawa Nijinskaja et à Moscou pour Goleizovski, danseur et gymnaste-acrobate pour les spectacles duquel elle créa en 1922 et 1923 des constructions « linéaires » d’une audace inédite à l’époque. Suivant la virtuosité des plates-formes verticales qui impressionnaient le public dans la mise en scène de Roméo et Juliette, l’échelonnement oblique des plateformes et des échelles qui s’envolaient dans les spectacles purement rythmiques (abstraits) de Goleizovski impressionna non moins ses contemporains. Dix ans plus tard, Taïroff devait souligner cette innovation en rappelant qu’Exter avait, dès 1921, « inventé la scène verticale ».
Expliquant, en 1931, la révolution accomplie par Exter dans le domaine du décor théâtral, Simon Lissum résumait ainsi la démarche de dématérialisation par la lumière qui fut la grande nouveauté du travail d’Exter : « C’est la lumière qui forme tout à la fois ; le lieu et le rythme ; les volumes, les costumes, les éclairages sont autant de valeurs lumineuses ». De même que l’art abstrait avait supprimé la référence à l’objet (extra-pictural), Alexandra Exter, ce Christophe Colomb du décor moderne, supprimait le décor en toile peinte pour lui substituer celui de la lumière pure, un décor immatériel et ô combien puissant.
Présentées en 1924 à Vienne, lors de l’exposition des « Nouvelles techniques théâtrales », ses décors et ses costumes établirent du jour au lendemain sa réputation internationale. La tournée européenne du Théâtre de Chambre de Taïroff (Berlin et Paris en 1923) avait déjà préparé le terrain. Ainsi, lorsqu’elle débarqua à Paris au début de l’année 1925, elle fut tout de suite invitée par Fernand Léger à rejoindre son « Académie moderne » où elle enseigna le décor théâtral, la peinture abstraire suscitant à l’époque moins d’intérêt. Exter allait dorénavant travailler surtout dans le domaine du spectacle : en France, en Italie et en Angleterre, où elle assura les costumes et certains décors de ballets, dont ceux de Nijinskaja.
Présentées à Venise en 1924 et à Paris en 1925, ses costumes pour le film de science-fiction Aelita (1924) connurent un indéniable succès. On en trouve le souvenir, entre autres, dans le film Metropolis de Fritz Lang. En 1927, elle reçut la commande d’une large série de marionnettes qu’elle présenta par la suite à Magdebourg en 1929 et à Berlin en 1931 (Galerie Flechtheïm). Construits de façon polymatérielle, tels les reliefs de Tatline ou les assemblages dadaïstes de Schwitters, les marionnettes d’Exter affirmaient la richesse d’une fantaisie artistique qui renaîtra un demi-siècle plus tard dans la liberté échevelée du pop art américain et dans le « nouveau réalisme » français.
La production de décor théâtral d’Exter culmina en 1930 par la réalisation d’un album de quinze pochoirs qui fut produit à Paris par la « Galerie des 4 chemins ». L’ouvrage était préfacé par Alexandre Taïroff. À cette occasion, Exter eut finalement une exposition personnelle à Paris ; ce fut une exposition de décors et de costumes que présenta la galerie des « 4 chemins ». L’acceptation parisienne d’Exter se lit en ce même moment par sa participation à l’entreprise abstraite « Cercle et Carré », exposition et revue qu’établissent définitivement en Europe la respectabilité de ce type de création. La création théâtrale d’Exter franchit l’océan : ses œuvres figurèrent à l’« l’Exposition internationale de théâtre » de New York et l’année suivant à la célèbre « Machine age exhibition » qu’Alfred Barr présentait au nouveau musée new-yorkais d’art moderne. La même année, Exter eut à Berlin une exposition à la galerie « Der Sturm » de Herwarth Walden ; l’ensemble de l’exposition était consacré au travail scénique d’Exter, à tel point qu’on pourrait penser qu’à la fin de l’épopée avant-gardiste, sa peinture était déjà irrémédiablement reléguée aux oubliettes.
Ses marionnettes constructivistes connurent un indéniable succès. Louis Lozowick, l’auteur du premier livre américain commandé par la « Société anonyme » de Katherin Dreier et dédié au nouvel art russe, publiait en 1928 un article consacré aux marionnettes d’Exter. En 1934, Alfred Barr incluait de nouveau les œuvres d’Exter dans son « Exposition internationale d’art théâtral ». Deux ans plus tard, Exter faisait partie de « Cubism and abstract art », panorama désormais historique présenté par le même Alfred Barr à New York. Son nom se trouvait ainsi définitivement inscrit dans l’histoire de l’art moderne à côté de ceux de Malewicz, Lissitzky, Rodtchenko ou Mondrian.
Une année plus tard, son élève slovaque Ester Šimerova conduisait à bon port le projet d’une grande exposition personnelle consacrée à Exter. Sous-titrée « Divadlo » (théâtre/spectacle), avec ses 116 numéros au catalogue, cette dernière présentation de l’œuvre d’Exter fut la plus grande exposition de projets scéniques de l’artiste jamais réalisée. L’exposition s’ouvrait au Musée des Arts et Métiers industriels de Prague (Umelecko Prumislove Museum), dans un pays dans la langue duquel figurait depuis 1920 le néologisme productiviste « robot », que l’écrivain Karel Capek réussit à propulser définitivement dans le répertoire de la culture européenne. Les costumes qu’Exter avait imaginés pour Aelita ne pouvaient être nulle part appréciés plus qu’à Prague. Cette exposition fut néanmoins le chant du cygne de la modernité tchèque, de même que celle d’Exter. Avec l’invasion des Sudètes par la Wehrmacht allait débuter quelques mois plus tard, en 1939, la sinistre hécatombe de la Seconde Guerre mondiale.
À partir de ce moment, les activités créatrices de l’artiste devaient se cantonner au seul domaine de la décoration de manuscrits. Exter avait déjà illustré en 1933 des poèmes d’Arthur Rimbaud et des contes de Gide et de Lydia Cabrera, et, en 1936, les « Quatrains » du poète persan Omar Khayyam, mais le gros de sa production fut réalisé au cours des difficiles années 1939-1942. Les sujets qu’elle traitait résultaient des commandes, mais la qualité de son travail indique qu’elle nourrissait un intérêt tout particulier pour la poésie grecque (Callimaque, Eschyle, Sapho), pour laquelle les résultats plastiques sont les plus impressionnants. Le rappel de l’expérience abstraite la conduisit à de nouveaux sommets plastiques dans ces illustrations figuratives. Les éclats de couleurs et la complexité des arrangements centrifuges, lancés très souvent sur des voies obliques d’une grande complexité témoignent de la vivacité d’une énergie créatrice qui, même à cette époque de grandes difficultés personnelles, restait intacte. On a du mal à imaginer que des œuvres d’une fraîcheur si éclatante et d’une aussi grande inventivité ont été réalisées en pleine guerre par une artiste délaissée, une artiste malade, au bord de la misère, comme en témoignent ses lettres à Simon Lissim.
Oubliée dans un après-guerre difficile, Exter s’éteignit à Fontenay-aux-Roses en mars 1949, deux ans après la mort de son deuxième mari, l’acteur George Nekrassov. Et il faudra attendre plusieurs décennies et les efforts incessants de Simon Lissim avant que cette œuvre majeure attire de nouveau l’attention.
Pourtant, de son vivant et dans sa mouvance moderniste marquée par l’apparition de la peinture abstraite, Alexandra Exter fut une des premières à bénéficier de son vivant d’une indéniable attention : en témoignent les articles russes publiés au cours des années 1910 et une monographie illustrée. Rédigée par Jakov Tugendhold, critique d’art de renom et excellent connaisseur de l’art moderne français, le livre paraissait en 1922 à Berlin en quatre versions : russe, allemande, anglaise et française, preuve que l’éditeur percevait la carrière de l’artiste dans une perspective européenne, sinon mondiale. Il faudra attendre cinquante ans avant la publication de la monographie suivante, cinquante ans qui marquent la césure totalitaire d’un siècle qui était bien impitoyable avec les Prométhées de l’art.
La première exposition posthume de l’artiste eut lieu à Paris en 1972 et une deuxième à Moscou en 1987, soit un demi-siècle après la dernière exposition du vivant de l’artiste. Quant à la place qui lui revient dans l’histoire de la peinture abstraite, elle reste encore à affirmer.
© Andréi Nakov, Paris, 2012
Ce texte fait partie d’une notice rédigée par Andréi Nakov pour l‘Encyclopédie de l’art moderne, ouvrage collectif en plusieurs volumes, à paraitre en langue russe à Moscou en 2013.