Les origines – et de là, la preuve de l’authenticité des « nouvelles œuvres » mises en circulation grâce à la publication Chauvelin – Filatoff, Paris, 2003 et plus encore par le biais de l’exposition du Château de Tours de 2009 et la publication qui l’accompagne, posent la question des provenances des œuvres. La provenance fantaisiste faisant référence à « l’atelier de l’artiste » que l’on rencontrait fréquemment dans les catalogues de vente parisiens de la première moitié des années 2000 fut peu à peu abandonnée au profit d’une version plus romancée. L’introduction au catalogue de l’exposition de Tours, signée par Jean Chauvelin (p. 10-11), fut publiée pour la première fois en mai 2008 dans le catalogue de la vente de la maison Pierre Berger de Bruxelles 1Pierre Bergé associés, Bruxelles et Paris. Vente d’art moderne à Bruxelles le 28 avril 2008, lot 74, authentifié par Jean Chauvelin et Nadia Filatoff. Le texte concernant la provenance est signé Jean Chauvelin. Dans ce catalogue de vente, il est également indiqué que l’œuvre sera incluse dans le « catalogue raisonné » en cours de préparation par Jean Chauvelin et Nadia Filatoff (p. 80-81). et reprise telle quelle dans la publication accompagnant la présentation à Tours, 2009. Elle présente une version autant peu crédible que non documentée. Ce texte sera commenté en détail dans la section consacrée à l’exposition de Tours, 2009.
Ici on voudrait attirer l’attention sur un autre type d’affabulation, destinée à blanchir de « nouvelles » œuvres.
À la fin des années quatre vingt sont apparus sur le marché d’art de nombreuses œuvres apocryphes attribuées à plusieurs artistes de la mouvance avant-gardiste russe pour lesquelles a été indiqué une provenance romancée. A une époque où peu d’études historiques étaient consacrées à l’histoire de l’avant-garde russe et surtout peu d’études authentiquement documentées avaient été accomplies, ce type de provenance pouvait sembler crédible pour le néophyte du domaine de l’avant-garde russe et c’est ce type d’acheteurs qui a fait son apparition à ce moment. Plusieurs pièces attribuées à Alexandra Exter ont été mises en circulation en s’appuyant sur cette – prétendue – provenance allemande (berlinoise).
Bénéficiant d’une large publicité et d’un catalogue séparé à l’appui, une vente publique a même eut lieu à Londres chez Christie’s le 5 octobre 1989.
Ayant fait les vérifications nécessaires, j’ai protesté à ce moment par écrit auprès de la maison de vente, mais ma protestation n’a pas eu d’écho car le marché « demandait » des œuvres ; on préférait donc ignorer les voix discordantes.
De quoi il s’agissait : une grande quantité d’œuvres avant-gardistes russes, dite « collection de » était attribuée à Kurt Benedikt, antiquaire actif à Berlin au début des années vingt et spécialisé en art ancien, plus précisément le XVIIème siècle hollandais (principalement meubles et objets décoratifs). Commerçant entreprenant, Kurt Benedikt s’était rendu en Russie au début des années vingt pour acheter des objets décoratifs que le nouvel état soviétique vendait à ce moment à tours de bras. Kurt Benedikt travaillait aussi à la galerie Van Diemen de Berlin et c’est en raison de ces contacts personnels avec les autorités soviétiques que cette galerie fut probablement choisie par le Commissariat à l’Éducation (le ministère de la culture de l’époque) pour la présentation de la Première Exposition Russe (après l’instauration du nouveau pouvoir soviétique) à Berlin. Les salles de la galerie Van Diemen ont été louées pour l’occasion, tandis que l’entreprise a été entièrement montée à Moscou, à tel point que l’on avait même prévu la publicité qui fut également organisée de Moscou par l’envoi de Lissitzky à Berlin. Ensemble avec Ilia Ehrenburg, journaliste russe actif à Berlin, Lissitzky s’attelait à promouvoir le nouvel art russe quelques mois avant l’ouverture de l’exposition. Leur entreprise de propagande (y compris le lancement de la revue « Gegenstand/l’Objet » qui fut éditée à ce moment) était également financée de Moscou.
En raison de ses fonctions commerciales Kurt Benedikt se trouva donc sur une des photographies qui en octobre 1922 documentaient l’ouverture de cette exposition, célèbre à juste titre. Pourtant son rôle ne fut que purement commercial sinon administratif, donc limité au cadre de la seule galerie Van Diemen, qui ne faisait qu’héberger l’exposition et gérait les œuvres, déposées pour l’exposition.
Comme j’ai pu le constater au terme de laborieuses recherches dans les archives allemandes et russes, Kurt Benedikt n’avait aucun lien particulier avec les milieux de l’art d’avant-garde y compris le milieu russe. Son nom ni son adresse ne figurent dans aucune des archives où l’on s’attendrait à le trouver : le Bauhaus, Moholy-Nagy, Paul Klee, Adolf Behne (critique qui lui fut en rapport avec les russes et pour cause, car il avait écrit à leur sujet) Herwarth Walden, Flechtheim et autres. Il ne figure non plus dans les carnets d’adresses d’Alexandra Exter qui s’était pourtant rendue à Berlin en octobre 1927, au moment de son exposition personnelle à la galerie « Der Sturm », événement qui eut une certaine résonance et à l’occasion duquel on s’attendrait qu’elle ait renoué contact avec d’éventuels collectionneurs.
Je fis des recherches appliquées dès ce moment (1989-1991) au sujet de cette provenance fantaisiste car je fus intrigué par une œuvre de type cubiste, peinture intitulée « Les Ponts de Paris » 2Cette « œuvre » avait déjà fait un chemin rapide dans plusieurs ouvrages qui manquent d’esprit critique de même qu’elle a été présentée dans une exposition muséale – au Canada (le musée de Winnipeg, Winnipeg Art Gallery, Break up of Tradition, 1912; exposition dédiée au cubisme et accompagnée d’un catalogue). Voir l’illustration de cette œuvre dans Georgij Kovalenko 2001, p. 11. et qui fut attribuée à Alexandra Exter, tandis que sa facture et son style ne correspondaient pas à ce que je connaissais du travail de l’artiste. Par contre, j’y trouvais des éléments qui rappelaient certains artistes allemands mineurs, tel Hannes Bolz, 3Artiste mineur gravitant au cours des années 1910 dans l’entourage de la revue berlinoise Der Sturm. qui gravitaient dans l’entourage moderniste. À mon avis, une œuvre de ce style ne pouvait pas être réalisée à Paris en 1912, sans parler de la réalisation des formes qui ne me semblait non plus de la main d’Exter.
Par la suite, j’ai été moi-même contacté à Paris par les marchands munichois qui étaient la cheville ouvrière de l’action commerciale liée à la mise en circulation des œuvres de la provenance « Kurt Benedikt ». Le nombre d’œuvres et surtout leur nature m’ont rapidement fait comprendre que j’avais à faire à une mystification. J’ai eu même l’occasion de voir une « documentation » photographique, « recomposée », c’est-à-dire manipulée. L’époque de la manipulation numérique des images avait déjà bien commencé…
Il est à déplorer que la donation d’une peinture avec cette provenance, œuvre attribuée à Exter, a été acceptée par la Berlinische Galerie, musée d’art moderne à Berlin et a figuré pendant de longues années sur les murs de cette institution (si non encore ?) et dans ses publications. Une autre peinture abstraite fit son chemin dans une importante collection privée suisse et fut exposée dans des salles muséales à Londres et à Zurich, et reproduite.
La provenance « Kurt Benedikt » a connu de beaux jours au cours des vingt dernières années, à tel point qu’un historien de l’art russe à publié de nombreuses œuvres en se référant à cette « collection » 4Cf. Georgij Kovalenko a — Cvetovaja dinamika Aleksandry Ekster( iz byvshego sobranija Kurta Benedikta) in anthologie Pamjatniki kul’tury/Novye otkrytija 1994 ( M.1996) str. 356-365. b — « Aleksandra Ekster : cvetovye ritmy » (Les « rythmes colorés » d’Alexandra Exter) in Amazonki avangarda (Les amazones de l’avant-garde), anthologie sous la direction de Georgij Kovalenko, Moscou, Nauka, 2001, p.198-215. Le même auteur a par ailleurs émis et émet toujours des certificats pour de nombreuses « nouvelles » œuvres dont une partie provient de la source française, d’autres fleurissent sur le marché londonien (principalement aux ventes publiques McDougal et Bonham’s).. Évidemment avec le temps le nombre d’œuvres n’a fait que grandir…
Cette action s’appuie aussi sur la publication d’un livre 5Cf. Kovalenko, Georgij, éd., Alexandra Ekster – cvetovye ritmy (Alexandra Exter – rythmes de couleurs, édition bilingue russe/allemand), Palace Editions, Saint Peterbourg, 2001. Voici les illustrations de cet ouvrage dont l’attribution est mise ici en question : pages 11, 53, 55, 61, 65, 67, 75, de page 87 à 129 et ill. p. 160, gauche. où figure toute une pléiade de pièces qui proviendraient de cette collection imaginaire. On ne doit pas être étonné que le même auteur certifie de nombreuses « nouvelles » œuvres qui apparaissent sans cesse sur le marché russe et européen et annonce la préparation d’un « catalogue raisonné », entreprise à laquelle on a du mal à croire.
On ajoutera que parmi les authentifications pratiquées de façon régulière par cet auteur figurent de nombreuses œuvres mises en circulation par la galerie Orlando de Zurich, œuvres comme il s’est avéré récemment liées à l’ensemble de l’exposition de Tour de 2009 à laquelle d’ailleurs on se réfère explicitement dans la dernière publication de cette galerie (voir plus loin références détaillées au sujet des pièces présentées par la galerie Orlando).
Le stratagème du « catalogue raisonné »
Au cours des dernières années, on a pu lire à plusieurs reprises des annonces de « catalogues raisonné » : au moins deux entreprises — indépendantes ? — en ce qui concerne Exter : l’une annoncée à Paris (Jean Chauvelin et Nadia Filatoff), la deuxième en Russie (Georgij Kovalenko).
Or, à ce jour, aucun des auteurs qui font de façon repérée ces annonces n’a d’expérience – ni formation – muséale, aucun d’eux n’a consulté ni même exprimé le désir de consulter les archives du peintre ni celles de son héritier Simon Lissim. Il est difficile dans ce cas de considérer ces annonces comme fondées ; juste au contraire, elles appellent une vigilance toute particulière.
Les expertises scientifiques
La dernière des modes dans le domaine des authentifications et nouvelles attributions est celle des « analyses scientifiques » : principalement analyses des pigments et du support.
Faute de références documentaires vérifiées, faute d’études matérielles crédibles quant à la pratique du peintre, référencées de point de vue historique et stylistique, on s’efforce de rassurer le marché à l’aide d’une pseudo-science qui se prétend « exacte ». Des laboratoires de Londres, Paris et Cologne annoncent se spécialiser dans ce domaine. Les conclusions émises sont toujours les mêmes « il n’y a pas d’indications qui contrediraient l’attribution de telle ou autre œuvre » à un « travail de l’époque », donc ipso facto l’œuvre en question serait vraie.
En l’absence de tout étalon de référence, d’une banque de données constituée à partir d’œuvres dont l’authenticité est parfaitement documentée, donc indiscutable, il ne semble pas possible de prendre au sérieux de pareilles « expertises ».
La palette d’Alexandra Exter
Pour répondre à ce type d’arguments fallacieux, j’ai confié la palette d’Alexandra Exter à Marie Kokkori, spécialiste ayant préparé au Courtauld Institut de l’Université de Londres une thèse consacrée à l’étude technique des œuvres de l’avant-garde russe de la collection Costakis du Musée de Thessalonique (Grèce).
Établie depuis peu à Londres, Marie Kokkori, est à mon avis bien qualifiée pour ce type de travail. Les résultats de l’étude détaillée de la palette, travail qui a été accompli au cours des années 2006-2007, servent dorénavant de point de référence pour les œuvres de l’artiste de la dernière période de sa vie. La palette en tant que répertoire de couleurs – en tant qu’image – servira certainement aux historiens de l’art qui savent regarder les œuvres qui seront mises en comparaison avec la gamme des rapports colorés, un exercice qu’un professionnel qualifié sait conduire et duquel il sait tirer enseignement.
Il en est de même pour les radiographies des peintures dont un large répertoire a été entrepris depuis plusieurs années et qui, une fois de plus, va constituer une référence fiable. Il faut espérer que le nombre grandissant de faux réussira par convaincre les institutions publiques à entreprendre ce travail pourtant fort simple de façon systématique6Actuellement ce type de document est exigé pour toute peinture sur toile que l’on soumet à mon appréciation (ce fut le cas pour les œuvres de Malewicz que j’avais à examiner en vue de la réalisation du « Catalogue raisonné », publié en 2002)..