Comment les contrefaçons détruisent le peintre
Article de Nadia NAZAREVSKAYA rédigé à partir d’une interview avec Andréi Nakov, publié dans l’hebdomadaire KULTURA n° 15 (7678) Moscou 16-22 avril 2009, p. 3 (Traduction française).
En France a éclaté un énorme scandale lié à l’exposition « Alexandra Exter et ses amis ». Toutes les œuvres de cette exposition présentée au château de la ville de Tours, ont été saisies. Cet énorme scandale sur le marché d’art français menace une grande partie de l’avant-garde russe et notre marché russe. Les contres-façons sont comme un virus introduit dans le système internet. Ce virus détruit le marché d’art mondial. Tout récemment, il y a seulement quelques années, nous avons vécu en Russie un pareil scandale. Maintenant, de nouvelles contres-façons peuvent nous arriver à partir de l’Europe. Cette nouvelle situation est commentée par A. Nakov, docteur en histoire de l’art, spécialiste bien connu de la création de Kazimir Malewicz et des peintres de l’avant-garde russe.
Andréi Nakov : Je m’exprime en tant que président de l’Association Alexandra Exter qui a été créée en l’an 2000. Comme on sait, Alexandra Exter a quitté la Russie après la révolution (d’Octobre) ; elle est morte à Paris en 1949 dans une incroyable misère. Comme Exter n’avait pas d’héritiers (directs) et qu’elle comprenait bien au cours des dernières années de sa vie que toutes ses œuvres et ses archives, les cadeaux de ses amis peuvent tout simplement périr après sa mort, elle a soigneusement restauré toutes ses œuvres, elle les a mises en caisse et les a envoyées à New York à Simon Lissim, un ami de longue date et ami de sa famille.
J’ai fait la connaissance de Simon Lissim en décembre 1969. En 1981, il a laissé des dispositions testamentaires d’après lesquelles il me transmettait les archives d’Alexandra Exter et ses archives personnelles. On y trouve des documents, des correspondances, photographies, toutes les listes d’œuvres… Ces archives sont inestimables ; elles constituent aujourd’hui une clef exceptionnelle pour l’œuvre de l’artiste. Mais les œuvres d’Exter sont dispersées dans le monde entier, c’est pourquoi un énorme travail reste encore à faire. Actuellement, il existe une grande attraction sur le marché de l’art pour l’avant-garde russe et pour les œuvres d’Exter en particulier. Il faut néanmoins distinguer l’intérêt du marché et le travail de l’historien de l’art.
L’exposition à Tours a été avant tout orientée vers un succès commercial. Les œuvres que l’on présente à une prestigieuse exposition, accompagnée d’un catalogue, acquièrent de ce fait une certaine provenance et sont hautement appréciées.
Jean Chauvelin, l’organisateur de l’exposition comptait sur cela. En 1972, j’ai moi-même organisé la première exposition d’Exter en France dans la galerie d’art lui appartenant. Mais cela fait plus que trente ans que je n’ai aucun contact avec lui. Il collabore avec l’Hôtel Drouot, et là il fait figure d’expert de l’art russe.
La première chose qui m’a intrigué est que l’exposition Exter était organisée à Tours, ville qui n’est pas considérée comme un centre d’art. L’exposition se déroulait dans un ancien château appartenant à la municipalité. Les œuvres d’Exter étaient disposées sur deux étages, il y en avait en tout 180 ; au troisième étage se trouvait les œuvres des amis du peintre : leurs nombre arrivait à 80.
Quand je suis entré dans les salles, j’ai été horrifié. Dès le premier coup d’œil, les pièces présentées appelaient un énorme doute. Dans cette clinquante et brillante peinture de toutes les couleurs manquait tout simplement la manière d’Exter, on ne sentait aucunement la puissante énergie de ce peintre. Les esquisses pour les costumes de théâtre ont été réalisées à l’huile ce qui est carrément antinomique par rapport à ce genre. Exter réalisait ce type d’esquisses à la gouache ou à l’aquarelle. Si on connait la biographie artistique d’Exter, on peut voir même des œuvres de catégories qui n’ont jamais existé dans son œuvre. Pour le film de Protozanov « Aelita », elle a réalisé seulement les esquisses de costumes tandis qu’à Tours étaient exposées des esquisses de décors. Ces derniers comme il est bien connu, ont été réalisés par un tout autre peintre. Les différentes étapes de sa création sont mélangées, il en est de même pour les signatures. Selon les différents moments de sa vie, elle signait ses œuvres de façon différente. Certaines signatures sont réalisées en cyrillique, mais la réalisation des lettres cyrilliques est incorrecte : la personne qui a porté ces signatures sur les tableaux ne savait manifestement pas écrire en russe.
L’amplitude de l’entreprise n’est pas modeste, dans la section des « amis » figuraient six pièces de Malewicz, une dizaine de Larionov Kandinsky, Lissitky, pratiquement l’éventail complet de l’avant-garde russe. Chaque nouvelle œuvre de Malevicz constitue une sensation, particulièrement pour les chercheurs et ici on voit d’un seul coup six pièces ! Ce fut un véritable choc pour moi. À mon avis parmi les œuvres des « amis » il n’y avait qu’une seule œuvre authentique : un dessin d’Alexandre Rodchentko. Les contres-façons pour un peintre et pour son œuvre c’est comme le sida pour l’homme.
Ainsi pour contrecarrer la destruction de l’héritage artistique d’Exter et de ses amis il m’a fallut entreprendre un travail des plus durs. J’ai passé deux journées à Tours : j’ai étudié en détail l’exposition, après j’ai tenu chaque œuvre dans mes mains et étudié le revers de la toile où on voit sans hésitation les traces des efforts pour son vieillissement. J’ai perdu deux mois de ma vie pour sauver de l’effondrement le marché de l’avant-garde russe. Car tout récemment dans une vente aux enchères de l’Hôtel Drouot sont déjà apparu huit pièces du même genre.
En ma qualité de président de l’Association Alexandra Exter, je me suis adressé au Procureur. Le Parquet a accepté notre plainte. Il a fallut aussi trouver des avocats et envoyer des graphologues pour étudier les signatures portées sur les tableaux. Il est apparu que certaines signatures ont été réalisées au pochoir. Une section spéciale de la police française est chargée de l’enquête. Le 25 mars, l’Agence France Presse a publié un communiqué officiel du Procureur concernant le séquestre de l’exposition. Le catalogue de l’exposition a été également séquestré. Dans ce catalogue par exemple, on trouve des affabulations concernant l’apparition des œuvres en questions en France. Sois-disant Exter serait arrivée en France avec des caisses pleines d’œuvres ! Dans les documents de l’artiste dont j’ai la charge, il n’y a aucune mention de ces malles fantasmées. Dans le catalogue, on trouve sois-disant une photographie d’Exter avec pour arrière plan une de ses œuvres, en réalité il s’agit d’une élève du peintre. Force est de constater que les organisateurs de l’exposition ne connaissent même pas l’image d’Exter. Jean Chauvelin invente également des faits nouveaux de sa biographie. En 2003, ensemble avec une collaboratrice il a publié un volumineux livre consacré à Exter où on trouve déjà des faits inventés. Ainsi, on crée des mythes pour les acheteurs d’art peu regardants.
L’exposition à Tours a intéressé le parquet car dans ce projet sont impliquées de grandes sommes d’argents.
Nadia Nazarevskaya : Est-ce que Jean Chauvelin risque une peine ?
Andréi Nakov : C’est l’affaire de la justice. Les autorités françaises promettent de clarifier l’affaire dans un proche avenir.
Interview réalisée par Nadia Nazarevskaya.
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