Dans la publication accompagnant l’exposition de Tours 2009 figure un personnage inspiré par la pièce Famira Kifared (voir illustration ci-contre). Le descriptif de la pièce indique « bronze émaillé, 56 cm de hauteur ». À la page 214 figurent deux autres pièces en bronze émaillé, bas-reliefs que l’on dit « réalisés d’après des projets de costumes ».
Aucune de ces pièces ne figurait à l’exposition de Tours, mais les illustrations du catalogue permettaient de conclure à l’existence de pièces déjà réalisées. Ces objets sont effectivement apparus sur le marché d’art à l’automne 2009 (c’est-à-dire plusieurs mois après la fermeture de l’exposition incriminée). Lors du Salon des antiquités présenté au mois d’octobre à Kiev, plusieurs bronzes polychromés, pièces toutes attribuées à Alexandra Exter, ont été présentées. Des photographies, ainsi que des articles les commentant y compris des interviews données à la presse locale, ont circulé abondamment sur Internet.
Des explications concernant l’origine de la première pièce ont été fournies à la presse par Léonardo Benatov, le propriétaire de la fonderie Valsuani, qui apparaît comme le fabricant de ces objets. Ces pièces ayant été par la suite proposées à la vente par des galeries européennes, les archives d’Alexandra Exter ont été consultées tout récemment à ce sujet. Suivant des indications fournies par le commerce d’art, il est ainsi apparu qu’une production très variée en taille et en finition serait en cours. À partir d’un supposé « modèle » (dit « original ») qui serait en « papier mâché », devenu par la suite « en plâtre », des sculptures en bronze émaillé de taille et de coloration différentes sont proposés par différentes galeries suisses.
Les pièces en question sont accompagnées d’une « authentification » signée par Maria Valiaeva, ancienne collaboratrice de la galerie Tretiakov, reconvertie aujourd’hui dans le secteur commercial, comme l’affirme de façon non équivoque un texte publié sur le site Internet de la galerie genevoise Art XXI (galerie qui, quelques mois avant l’exposition de Tours 2009, présentait à Genève plusieurs des pièces attribuées à Exter et saisies par la suite à Tours). Là, le visiteur de 2008 est informé que « Maria Valiaeva et Jean Chauvelin se tiennent à la disposition des clients de la galerie pour tout renseignement nécessaire ».
L’attestation de Valiaeva confirmant « l’authenticité » des tirages en bronze ne contient par ailleurs aucun renseignement précis quant à l’origine ou à la réalisation récente des pièces en bronze. Le bref texte se limite à quelques lieux communs de nature « culturelle », relatifs au seul spectacle de 1916. La seule référence à Exter renvoie à la publication Chauvelin-Filatoff de 2003.
Dans les déclarations à la presse publiées sur Internet à l’occasion de l’exposition de Kiev, le producteur de ces pièces propose une explication de leur origine, indiquant qu’Alexandra Exter aurait fait des modèles en papier mâché, à partir desquels les pièces pour Famira Kifared auraient été réalisées. Le « certificat d’authenticité » destiné aux acheteurs indique : « Ce bronze a été fondu à la cire perdue à partir d’un plâtre de fonderie, conforme à l’original de l’empreinte prise à partir d’un carton – plâtre fillasse de 1930 ». Or, ce fait n’est répertorié nulle part dans les archives de l’artiste, dans quelque texte ou commentaire que ce soit relatif à sa production de l’époque ou du vivant de l’artiste.
Plus grave encore, incongrue dans la situation de la Première Guerre quand le spectacle de Taïroff fut présentées à Moscou, l’idée même de tirage en bronze d’après un personnage du spectacle Famira Kifared de 1916 est tout simplement aberrante, pour la simple raison qu’elle contredit non seulement les pratiques moscovites du moment, mais surtout la pratique de l’artiste et son orientation esthétique. Fidèle à ses convictions futuristes et par la suite constructivistes, Alexandra Exter n’a jamais envisagé la production de pareils bibelots en fonte.
On connaît par contre une série de marionnettes qu’Exter a réalisée en 1927 à Paris et qui furent exposées et reproduites à l’époque et aussi en 1975. Les personnages poly matériaux, fort caractéristiques des tendances dadaïstes/constructivistes de l’époque (voir Sophie Täuber ou Ivo Pannaggi), constituent des œuvres dans lesquelles on peut voir la suite de l’esthétique futuriste et constructiviste de Boccioni et Tatline, esthétique qu’illustre aussi le travail d’Exter pour Aelita (1923-24). Ils sont tout à l’opposé des productions « passéistes » en fonte imaginées actuellement d’après des projets de costumes d’Exter de 1916, par des entrepreneurs qui ignorent les postulats essentiels de sa démarche artistique. Doit-on s’étonner que ces productions récentes soient entreprises sans aucune autorisation ?
Un dernier point mérite d’être mentionné : la vague provenance indiquée pour les soi-disant pièces « en papier mâché » n’offre aucun point d’attache documentaire que les archives de l’artiste auraient permis de mettre en lumière : juste au contraire les archives la contredisent.
Les marionnettes d’Exter, réalisées au cours des années 1920, sont, elles, bien documentées dans les archives de l’artiste. Elles figurent en bonne place dans les inventaires de sa succession. Leur sort est parfaitement clair car il fut décidé par l’héritier de l’artiste, Simon Lissim. Plus encore, de magnifiques photographies (inédites à ce jour) de ces pièces ont été réalisées à l’époque et figurent également dans les archives d’Exter.